Triage dans les hôpitaux: «personne ne devrait avoir peur»

(Watson.ch)


La zone de triage des services de secours aux urgences de l’hôpital universitaire de Zurich.Bild: keystone

 

Les personnes en situation de handicap craignent d’être laissées pour compte lors d’un triage dans les hôpitaux en raison d’un nombre trop élevé de patients Covid. L’organisation Tatkraft demande désormais plus de protection. Des médecins ne voient pas cela d’un bon œil.

Par Vanessa Hann

«En Suisse, il manque des bases juridiques pour les décisions liées au triage des patients. Rien ne garantit que les personnes handicapées ne soient pas discriminées dans les hôpitaux surpeuplés», écrit Islam Alijaj sur Twitter. Le président de l’organisation de défense des personnes en situation de handicap Tatkraft veut changer cette situation. Avec d’autres personnes concernées et leurs proches, il adresse une lettre ouverte au Conseil fédéral: une loi doit remédier à cette situation.

Aujourd’hui, les directives situées dans le document Triage en médecine intensive en cas de pénurie exceptionnelle de ressources sont déterminantes en Suisse. Elles constituent une aide pour les médecins. Grâce à elle, ils savent quels patients doivent être traités en priorité en cas de triage. Elles ont été publiées par l’Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM).

En novembre, nous avions décrypté ces règles

 

Pourquoi ce document est-il critiqué?

Ces «recommandations» ne sont pas suffisamment contraignantes, estime Islam Alijaj. «Nous sommes exposés à la bonne volonté des médecins quant à savoir s’ils peuvent nous offrir à nous, personnes handicapées, le soutien vital dont nous avons besoin dans le cas où il devrait y avoir triage», poursuit le lobbyiste du handicap:

«Cela peut signifier la mort si les chances de survie sont mal évaluées en raison du handicap»
Islam Alijaj, Président de l’association Tatkraft

De son côté, Islam Alijaj n’a pas eu à aller à l’hôpital pendant la pandémie. Cependant, nombreux sont ceux qui doivent le faire régulièrement. «Personne ne devrait avoir peur d’être perdant dans une situation de triage simplement parce qu’il est handicapé.»

Est-ce qu’il y a du mouvement sur le front politique?

La conseillère nationale Ruth Humbel (Le Centre/AG), comprend bien le problème. «Il ne faut pas être victime d’un triage en raison d’un handicap», a déclaré celle qui a présidé la commission politique de Santé du Conseil national en 2021.

Cependant, Humbel veut laisser ouverte la question de savoir si une loi est nécessaire pour protéger les personnes concernées contre la discrimination. «Il est difficile de créer une base légale dans de telles matières», point-elle. Cependant, une discussion politique et sociale sur le sujet du triage liée à la pandémie de Covid est absolument nécessaire:

«Il ne se peut pas que les personnes non vaccinées soient privilégiées par rapport aux patients atteints de cancer ou aux personnes handicapées lors du triage.»

En novembre, elle en parlait déjà

 

Une réflexion dans une situation explosive

L’inquiétude d’Islam Alijaj est explosive: le Groupe de travail scientifique de la Confédération sur le Covid-19 craint que les soins intensifs soient pleins dans les semaines à venir. La patronne de la Task force, Tanja Stadler, a déclaré, mardi, qu’environ 20 000 infections à coronavirus sont attendues prochainement. A Lucerne, les hôpitaux se préparent déjà à l’urgence.

 

Le même débat fait rage en Allemagne

Actuellement, la question du triage des personnes en situation de handicap provoque également des remous chez nos voisins. Mardi, la Cour constitutionnelle fédérale allemande a, en effet, ordonné au Bundestag (le Parlement) d’élaborer une loi sur la protection des personnes handicapées. Elle a ainsi donné suite au recours de personnes handicapées qui ont avancé les mêmes arguments qu’Islam Alijaj et son organisation.

En Allemagne, des critiques se sont alors élevées contre cette décision. Le médecin allemand Uwe Janssens, spécialiste des soins intensifs, a déclaré au Deutschlandfunk: «Nous ne voulons pas que le juge soit assis au chevet du patient».

Janssens est l’ancien président de l’Association allemande interdisciplinaire de médecine intensive et d’urgence, soit l’équivalent de l’ASSM. Il craint que derrière les inquiétudes des personnes handicapées se cache une mauvaise compréhension des directives de triage. «Notre prémisse la plus élevée en médecine est l’égalité de traitement. Le fait qu’une personne soit en fauteuil roulant ou handicapée d’une autre manière ne joue aucun rôle», explique Janssens. Le médecin souligne, en outre, les limites de la législation:

«Aucune loi au monde ne peut reproduire ce qui se passe au chevet d’un patient»

Il faut faire confiance à l’équipe soignante pour qu’elle rassemble les résultats et en déduise une probabilité de succès clinique, estime le spécialiste.

En Suisse, une élue a déjà mené la charge

Il est intéressant de noter qu’en Suisse, une initiative politique a déjà été prise dans ce sens. En décembre 2020, la conseillère aux Etats Maya Graf (Verts/BL) a demandé au Conseil fédéral d’examiner si les lois existantes garantissent que les décisions de triage ne discriminent pas les gens en raison de leur handicap. Le gouvernement a proposé de rejeter le postulat de l’élue.

Maya Graf aurait pu porter l’affaire devant les tribunaux. La co-présidente d’«Inclusion Handicap» y a, toutefois, renoncé après que l’ASSM a modifié ses directives dans le sens des organisations de personnes handicapées. L’élue a retiré sa demande et s’est même déclarée satisfaite.

Mais, maintenant que le sujet a refait surface en Allemagne, la situation a apparemment changé. Mardi, Maya Graf a déclaré à SRF News qu’elle souhaitait reprendre son postulat, car elle constate:

«Il faut des bases juridiques bénéficiant d’un large soutien politique. Elles donneraient une sécurité juridique au personnel sur place qui doit décider dans une situation de triage.»

Adapté de l’allemand par jah

(article original)

Mieux comprendre le sens de la vue

(admin.ch /PSI)

Villigen, 03.01.2022 – Des chercheurs du PSI ont mis en lumière la structure d’un élément important dans l’œil. Il s’agit d’une protéine dans les cellules en bâtonnets de la rétine qui nous permettent de voir dans la pénombre. En tant que canal ionique dans la cellule membranaire, la protéine permet de transmettre le signal visuel de l’œil au cerveau. Les personnes chez qui la molécule ne fonctionne pas correctement en raison d’une maladie héréditaire deviennent aveugles. Les chercheurs ont déchiffré la structure en trois dimensions de la protéine et ont ainsi contribué à ouvrir la voie à un futur traitement. L’étude paraît dans Nature Structural & Molecular Biology.

«Si nous pouvons observer les étoiles la nuit, c’est grâce aux cellules en bâtonnets de l’œil, explique Jacopo Marino, biologiste au Laboratoire de recherche biomoléculaire du PSI. Ces cellules sensorielles sont tellement sensibles à la lumière qu’elles sont même capables de détecter des photons qui nous parviennent depuis des endroits éloignés de l’espace. C’est vraiment étonnant.» Le fait que notre cerveau transforme finalement ces rayons de lumière en impressions visuelles est notamment dû au canal ionique CNG. Des chercheurs du PSI réunis autour de Jacopo Marino ont maintenant réussi à décrypter sa structure en trois dimensions.

Le canal ionique joue le rôle d’un portier qui décide si et quelles particules peuvent pénétrer à l’intérieur des cellules sensorielles. Il est incorporé dans l’enveloppe lipidique – la membrane cellulaire – des cellules en bâtonnets. Dans l’obscurité, le canal ionique, et donc la porte de la cellule, est complètement ouvert. Mais lorsque la lumière atteint l’œil, une cascade de processus s’enclenche dans les cellules en bâtonnets. Cela provoque finalement la fermeture de la porte et empêche que des particules chargées positivement comme des ions calcium puissent pénétrer dans la cellule.

Ce signal électrochimique est transmis jusqu’au centre de la vision du cerveau par des neurones, ce qui nous permet par exemple de percevoir un éclair de lumière. «L’idée d’élucider la structure de cet important canal ionique est née il y a presque 20 ans, au moment où Gebhard Schertler et Benjamin Kaupp effectuaient déjà des recherches sur ce thème», relève Jacopo Marino. Tous deux sont co-auteurs de l’étude.

La persévérance a porté ses fruits

Suite à des travaux laborieux et fastidieux, la doctorante Diane Barret a isolé la protéine canal provenant d’yeux de vaches, c’est-à-dire à partir d’échantillons issus d’abattoirs. «Cela a été une tâche très exigeante, car la protéine est très sensible et se décompose rapidement. Elle est aussi présente en très faible quantité dans les échantillons de base», fait valoir Diane Barret. Il a fallu deux ans pour en réunir suffisamment et pouvoir procéder aux analyses. «Nous étions tous les deux trop obstinés pour abandonner, souligne en riant Jacopo Marino. Mais cela a payé à la fin.»

Grâce à la technique de la cryo-microscopie électronique, les chercheurs ont finalement déterminé la structure en trois dimensions du canal ionique. «Contrairement à d’autres travaux déjà effectués sur la structure du canal ionique, nous avons analysé la protéine native, telle qu’elle existe dans l’œil. Nous sommes donc beaucoup plus près des conditions réelles, telles qu’on les trouve dans un organisme vivant», indique Diane Barret.


La doctorante Diane Barret prépare un échantillon pour la cryo-microscopie électronique.
(Photo: Institut Paul Scherrer/Markus Fischer)

 

Connaître précisément la structure de la protéine canal est notamment important pour développer des traitements contre des maladies héréditaires incurables, par exemple contre la rétinite pigmentaire. Les cellules visuelles meurent progressivement et les gens deviennent aveugles. Une des causes possibles est liée au fait que l’organisme n’arrive pas à fabriquer correctement la protéine canal CNG en raison d’une anomalie génétique. Le canal ionique ne se referme pas complètement lors de l’arrivée de la lumière. L’équilibre électrochimique au sein des cellules s’en trouve perturbé, ce qui fait qu’elles meurent.

«Si l’on trouve des molécules qui agissent sur le canal de manière à ce qu’il se referme complètement, on pourrait empêcher que les cellules dépérissent et donc que les gens deviennent aveugle», argue Jacopo Marino. Maintenant que l’on connaît la structure exacte de la protéine, il est possible de chercher de manière ciblée de telles molécules.


Le biologiste du PSI Jacopo Marino dans son laboratoire
(Photo: Institut Paul Scherrer/Markus Fischer)

 

Barrière supplémentaire

La protéine est composée de quatre parties: de trois sous-unités A et d’une sous-unité B. C’est seulement dans cette combinaison que se forme un canal ionique fonctionnel. Les chercheurs du PSI montrent dans leur étude pourquoi la sous-unité B joue manifestement un rôle aussi important. Une branche latérale de la protéine, un seul acide aminé, fait saillie par rapport au reste de la protéine, à la manière d’une barrière devant un portail. Le passage à travers le canal s’en trouve tellement rétréci, qu’aucun ion ne peut passer.


L’équipe de recherche du PSI: Gebhard Schertler, responsable du domaine biologie et chimie,
avec ses collaborateurs Diane Barret et Jacopo Marino (depuis la gauche)
(Photo: Institut Paul Scherrer/Markus Fischer)

 

«Personne ne s’attendait à cela, nous avons été totalement surpris», affirme Diane Barret. D’autres goulots d’étranglement existent en effet dans la sous-unité A, des portes principales en quelque sorte, que l’on pensait jusqu’ici être les seules. Fait intéressant, cette barrière supplémentaire ne se trouve pas seulement dans l’œil de la vache, mais chez tous les animaux, ont montré les chercheurs. Du crocodile à l’être humain en passant par l’aigle, tous les êtres vivants qui développent ce canal ionique dans leurs yeux disposent, à cet endroit de la protéine, du même acide aminé saillant. Le fait qu’il ait été conservé de manière aussi constante au cours de l’évolution montre qu’il doit être indispensable pour le fonctionnement du canal.

Texte: Institut Paul Scherrer/Brigitte Osterath


À propos du PSI

L’Institut Paul Scherrer PSI développe, construit et exploite des grandes installations de recherche complexes et les met à la disposition de la communauté scientifique nationale et internationale. Les domaines de recherche de l’institut sont centrés sur la matière et les matériaux, l’énergie et l’environnement ainsi que la santé humaine. La formation des générations futures est un souci central du PSI. Pour cette raison, environ un quart de nos collaborateurs sont des postdocs, des doctorants ou des apprentis. Au total, le PSI emploie 2100 personnes, étant ainsi le plus grand institut de recherche de Suisse. Le budget annuel est d’environ CHF 400 millions. Le PSI fait partie du domaine des EPF, les autres membres étant l’ETH Zurich, l’EPF Lausanne, l’Eawag (Institut de Recherche de l’Eau), l’Empa (Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche) et le WSL (Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage).

Lien vers le site du PSI

Voter reste laborieux pour les personnes malvoyantes

(Swissinfo.ch)

par Jonas Glatthard

La démocratie suisse peine à intégrer certaines catégories de citoyennes et de citoyens. Les personnes malvoyantes ont certes le droit de participer aux scrutins populaires, mais elles ont besoin d’aide. Le secret du vote n’est donc pas garanti. Des solutions prometteuses ont été mises en place dans certains pays.

Regula Schütz est assise devant son ordinateur et elle lit le journal. Ou plutôt: elle écoute le journal, à un rythme extrêmement rapide. «Pour moi, c’est assez lent», glisse-t-elle en souriant. Elle a ralenti sa cadence habituelle exprès pour le journaliste. Regula Schütz est aveugle. Elle écoute maintenant les informations sur les prochaines votations prévues en Suisse, car elle peut facilement se renseigner sur le contenu des scrutins populaires qui se déroulent quatre fois par année. Y participer est une autre paire de manches.

Les formulaires sont conçus de telle manière qu’ils ne peuvent pas être remplis de façon autonome par les personnes malvoyantes. Le secret du vote lors d’élections ou de votations ne peut donc pas être garanti pour cette population, alors même qu’il est exigé par la Convention de l’Organisation des Nations unies (ONU) relative aux droits des personnes handicapées. Un texte que la Suisse a signé.

Environ 250’000 citoyennes et citoyens helvétiques sont potentiellement concernés, estime l’Union centrale suisse pour le bien des aveugles (UCBA). Interrogée à ce sujet, la Chancellerie fédérale rappelle que la loi permet explicitement de se faire aider par des tiers s’il l’on ne parvient pas à voter soi-même.

Les personnes en situation de handicap psychique ou mental sont particulièrement discriminées en Suisse: elles n’ont le droit de participer ni aux votations ni aux élections. La Confédération est régulièrement réprimandée par l’ONU à ce sujet.

Le canton de Genève a été le premier à changer la donne en 2020: Lien sur l’article

Regula Schütz considère comme discriminatoire le fait de ne pas pouvoir voter seule, bien qu’elle n’éprouve aucune difficulté à trouver dans son entourage des personnes de confiance motivées à lui porter assistance.

Mais tout le monde n’est pas aussi bien loti. Gianfranco Giudice, également aveugle, confie: «C’est un gros problème pour moi de trouver quelqu’un en qui j’ai confiance pour cocher les croix aux bons endroits. Il m’est arrivé de ne pas pouvoir participer à une votation, car je n’avais personne pour m’aider». Gianfranco Giudice met aussi en avant une autre difficulté: «Il est possible que l’individu qui m’assiste commette une faute de procédure qui peut conduire à l’invalidation de mon vote. Je ne peux rien vérifier.»

De telles craintes sont partagées par Regula Schütz: «Une erreur peut toujours se produire. Je m’énerve déjà lorsque quelqu’un achète pour moi une autre brique de lait ou un autre beurre que ce que je souhaitais. Une faute pareille lors d’une votation est encore bien plus grave».

Des solutions prometteuses

Tous les États qui organisent des votations et des élections se posent la même question: comment éliminer les obstacles qui entravent la participation des personnes en situation de handicap? Certains ont déjà expérimenté des solutions.

«En Suède, les citoyennes et les citoyens malvoyants peuvent élire des partis en respectant le secret du vote, explique Henrik Götesson, de la Fédération suédoise des personnes malvoyantes. Il est possible de commander les bulletins dans des enveloppes spéciales avec des informations écrites en braille.» Cet électorat ne peut toutefois pas adapter les listes ou choisir des candidats spécifiques sans avoir recours à une assistance extérieure.

Pour y remédier, Henrik Götesson milite en faveur de l’utilisation de pochoirs à placer sur les bulletins électoraux pour signaler les endroits à cocher. Cette option existe depuis longtemps dans certains pays, notamment en Allemagne, en Autriche, en Afrique du Sud et au Canada.


Les pochoirs développés par l’UCBA devrait ressembler à cela. ZVG / SZB

 

L’UCBA aimerait adapter ce système en Suisse, en tout cas pour les scrutins fédéraux. L’union a développé son propre pochoir, elle est en discussion avec les autorités et le monde politique afin de pouvoir l’utiliser au niveau national. Mais le processus est compliqué: «L’organisation des élections et votations relève de la responsabilité des cantons, précise la Chancellerie fédérale par courriel. Ceux-ci élaborent une partie des bulletins pour les scrutins nationaux, afin qu’ils soient adaptés à leurs procédures de dépouillement». Conclusion: la Suisse doit d’abord harmoniser les bulletins de vote sur l’ensemble de son territoire, ce qui nécessite la coopération de tous les cantons.

Les personnes malvoyantes font bon accueil à la mise à disposition de pochoirs, avec tout de même quelques réserves. «Cet outil m’aide surtout pour les votations, indique Regula Schütz, mais les élections sont trop compliquées.» Le peuple suisse bénéficie d’une grande liberté pour désigner ses parlementaires, que ce soit au niveau fédéral ou local. Il peut choisir une des listes à disposition, mais également modifier l’ordre dans lequel apparaissent les candidates et candidats, biffer certaines personnes, inscrire le même nom deux fois ou encore réunir des membres de différents partis sur une même liste.

«Comme solution de secours, c’est mieux que rien, affirme Gianfranco Giudice. Mais je ne peux toujours pas vérifier si je mets le pochoir sur le bon bulletin et si je coche correctement les cases.»

Vote électronique privilégié

La meilleure option serait l’instauration du vote électronique, soutient Gianfranco Giudice: «Cette possibilité pourrait être proposée à tout le monde, aussi aux gens sans handicap. Ainsi, il ne s’agirait pas d’une solution particulière pour les aveugles». Regula Schütz, de son côté, ne voit pas pourquoi il ne serait pas possible d’effectuer la procédure en ligne. «L’e-voting offrirait une solution globale pour les votations et les élections, déclare Martin Abele de l’UCBA. Si l’accessibilité est garantie, le vote électronique est idéal.»

En 2019, le gouvernement suisse a décidé de repousser l’introduction de l’e-voting comme canal de vote ordinaire pour des raisons sécuritaires. Un argument que n’approuve pas Gianfranco Giudice: «On évoque toujours la sécurité et la protection des données, mais c’est absurde et contradictoire. Le vote par correspondance ne permet d’assurer ni la sécurité ni le secret pour les personnes malvoyantes.»

Les arguments qui ont stoppé le vote électronique en suisse: Lien sur l’article

La plupart des pays hésitent à franchir le pas du vote électronique. «Pour les personnes malvoyantes, l’e-voting serait une bonne solution, mais ce n’est pas réaliste sur le plan politique en raison des failles de sécurité, souligne le Suédois Henrik Götesson. Malheureusement, je n’ai jusqu’à présent jamais observé de système parfait pour l’électorat malvoyant.»

En Suisse, la Chancellerie fédérale reconnaît le potentiel du scrutin en ligne: «L’e-voting augmente l’autonomie des personnes malvoyantes lors de la procédure de vote». Des projets pilotes devraient bientôt pouvoir être relancés dans les cantons.

Nécessité d’une prise de conscience sociale

Mais le problème des citoyens et citoyennes en situation de handicap est plus profond. «Je ne me sens pas représenté en politique», se désole Gianfranco Giudice. «L’inclusion ne fait pas uniquement défaut lors des votations, ces individus sont sous-représentés à tous les échelons politiques, dénonce Chris Heer d’Agile.ch, la faîtière des organisations de personnes avec handicap. Il devrait être normal que cette population ait aussi un rôle à jouer.»

Pour ce faire, il estime que tout un catalogue de mesures doit encore être mis en œuvre en Suisse: il faudrait notamment que les partis veillent à une meilleure accessibilité, en adaptant leurs sites internet aux personnes malvoyantes, en ayant recours à des interprètes en langage des signes lors de leurs événements et en installant des rampes d’accès pour les fauteuils roulants.

Chris Heer constate que l’effort visant l’inclusion des personnes en situation de handicap est souvent considéré comme une sorte d’aide sociale, alors qu’il s’agit en réalité de droits humains fondamentaux.

Les malentendants peuvent écouter un concert à travers un transat boisé

(MAH)

Le duo de musiciens genevois, Charlotte Nordin et Raphaël Ortis, ont conçu une chaise longue vibrante donnant l’accès à la musique aux personnes atteintes de déficience auditive.


Ce mobilier en bois est capable de retranscrire en fréquences les notes jouées en direct par les musiciens.
Musée d’Art et d’Histoire de Genève (MAH)

 

L’expérience sensorielle est inédite: écouter de la musique par le biais des vibrations d’un transat boisé. L’idée est née de la collaboration entre le couple d’artistes-musiciens genevois Charlotte Nordin et Raphaël Ortis (du groupe de folk expérimental Fina Fitta) et le chercheur-enseignant à l’Université technique de Copenhague Jérémy Marozeau.

Ce scientifique, travaillant sur la perception vibratoire du son chez les personnes malentendantes munies d’implants cochléaires, a été séduit par les qualités Low pitch/High pitch du duo, autrement dit par la forte polarité entre les basses des instruments de Raphaël et les aigus de la vocaliste.

Ensemble, ils ont planché sur la question: «Comment faciliter l’accès à la musique pour celles et ceux qui entendent mal?» Et, ils ont conçu une chaise longue vibrante – baptisée «Résonance» – à savoir un mobilier en bois capable de retranscrire en fréquences les notes jouées en direct par les musiciens. Et ce grâce à des systèmes de haut-parleurs vibrants. «L’auditeur-usager s’imprègne physiquement de micromouvements dont l’intensité épouse les nuances des sons, étendant le ressenti musical à l’ensemble des cellules humaines», communiquent-ils.

10 concerts au MAH

En 2020, les concepteurs ont testé cette écoute musicale par le corps au Musée d’Art et d’Histoire de Genève (MAH) et ont montré que le dispositif «favorise la réceptivité esthétique et le bien-être intérieur». Dès janvier 2022, à travers dix concerts (un par mois) qui se tiendront parmi les grandes toiles des paysagistes genevois du XIXe au MAH, les curieux pourront expérimenter cette création. Les personnes atteintes de déficience auditive, celles en situation de polyhandicap ou encore les enfants évoluant dans le spectre autistique pourront également se livrer à cette expérience sensorielle.

Avec Ecoute Voir, le théâtre et la musique se lisent sur le bout des doigts

(Le Temps)

L’accès à la culture pour les personnes souffrant de handicap sensoriel reste encore limité en Suisse romande. L’association Ecoute Voir se mobilise depuis 2013 pour la rendre plus accessible. L’occasion de découvrir tout le travail qui se cache derrière une traduction en langue des signes ou une audiodescription.

Par Léo Tichelli


Anne-Claude Prélaz Girod, en lumière sur scène lors de la traduction signée de la pièce
«Miranda, reine de quoi?». — © Dorothée Thébert Filliger

 

Au Théâtre du Loup à Genève, cinq comédiens se donnent la réplique dans l’adaptation du roman de l’écrivaine suédoise Selma Lagerlöf, Nils, le merveilleux voyage. Une sixième personne semble s’être invitée sur scène, ou pas totalement. Dans le coin droit de la salle se découpe la silhouette d’Anne-Claude Prélaz Girod. A grand renfort de gestes et de mimiques, elle traduit en langue des signes la féerie scandinave d’un garnement devenu gentil garçon adopté par des oies sauvages. Un véritable travail manuel, qui fait presque écho à ce qui se joue sur scène puisque cette drôle de migration est illustrée par des marionnettes articulées. Voilà pour la face visible du dispositif mis en place par l’association Ecoute Voir, qui s’adresse aux personnes en situation de handicap sensoriel.

En coulisse, la magie opère également. Deux audiodescripteurs donnent vie à ce qui ne s’entend pas sur scène: la gestuelle, l’ambiance, les lumières… Un casque sur les oreilles, aveugles et malvoyants écoutent attentivement l’histoire qui leur est doublement racontée pour n’en perdre aucune miette. La mécanique semble bien huilée, chacun à son poste, pour une représentation qui ressemble presque à n’importe quelle autre. Derrière la fluidité des gestes d’Anne-Claude Prélaz Girod se cache pourtant tout un travail d’une complexité insoupçonnable.

Un travail de l’ombre

La langue des signes ne s’improvise pas, encore moins au théâtre. Chaque minute de spectacle demande près d’une heure de préparation, pareil pour l’audiodescription: «Il y a un vrai travail d’écriture pour tenter d’amener les gens dans la même ambiance que ce que les comédiens proposent sur scène, précise Michel Challandes, technicien son de l’association Ecoute Voir. La personne qui s’occupe de l’audiodescription ne va pas simplement annoncer qu’un acteur se déplace à gauche ou à droite. Il faut faire transparaître les émotions et les intentions.»

De son côté, Anne-Claude Prélaz Girod, qui n’a pourtant que deux mains, est seule pour interpréter cinq personnages, avec chacun sa personnalité et sa spatialité. Un vrai travail de dédoublement: «L’orientation de mes épaules permet au public sourd de comprendre quel personnage j’incarne. Quand personne ne parle, je dois aussi l’indiquer, histoire que le public sourd ou malentendant se focalise à nouveau sur les acteurs. Je suis parfois en position fixe, d’autres fois je bouge et suis intégrée sur scène. Une chose reste indispensable: que l’on me voie bien.» Elle se souvient d’ailleurs, aujourd’hui avec le sourire, d’une représentation où l’ingénieur lumière l’a laissée dans le noir pendant dix minutes: «Il faut s’imaginer que lorsque la lumière s’éteint, c’est comme si on coupait le son», rit-elle.

Deux mondes qui se rencontrent

La langue des signes est un dialogue, dans tous les sens du terme. Ecoute Voir ne travaille pas dans son coin pour traduire pièces et concerts mais participe activement aux répétitions. Les interprètes doivent donc connaître les textes suffisamment à l’avance, ce qui impose un rythme de travail différent aux comédiens: «Pour une troupe, cela peut être stressant, confirme Frédéric Ozier, co-metteur en scène de Nils, le merveilleux voyage. Au théâtre, une pièce est souvent sujette à modifications peu de temps avant la première, alors que l’association a besoin d’un texte définitif en avance. On ne travaille pas avec le même calendrier, mais au moins ça nous force à être prêt assez tôt.»

Pour Ecoute Voir, la dynamique est donc quasiment la même que celles des artistes doublés: impossible de monter sur scène ou partir en tournée sans plusieurs semaines de répétition. Une performance qui s’apparente donc bien plus à un spectacle à part entière qu’à une visite sur Google Traduction: «Certaines personnes me demandent parfois après un concert si c’est la première fois que j’entends cet artiste, pouffe Anne-Claude Prélaz Girod. Et en plus si c’est du rap, avec des dizaines de mots par minute, c’est mission impossible.» Pour les personnes aveugles, le sixième art commence aussi avant les trois coups, avec une visite du théâtre pour appréhender la spatialité de la scène, les contours des décors ou les textures des costumes.

Toute représentation n’est pas forcément traduisible aisément. Certaines ne s’y prêtent pas pour de multiples raisons: trop d’acteurs, trop de dialogues ou parfois pour de simples questions artistiques: «La prochaine pièce que nous montons avec notre troupe se déroule dans un langage imaginaire. Ça n’aurait malheureusement pas de sens d’essayer de la faire traduire», regrette Julie Burnier, cofondatrice de la compagnie Pied de Biche. Il est aussi impératif d’avoir l’aval et l’adhésion des compagnies et des théâtres par rapport aux mesures d’accessibilité pour que les choses se passent bien. Si l’une des parties semble s’engager à reculons dans le projet, c’est rarement bon signe: «Certains artistes acceptent simplement parce qu’ils n’osent pas dire non. D’autres n’ont pas envie d’avoir quelqu’un qui agite les bras à côté de leur spectacle et qui détourne l’attention d’une partie du public.»

Des Spice Girls au Théâtre du Loup

Certains domaines sont plus accessibles que d’autres pour les personnes souffrant d’un handicap sensoriel en Suisse romande. Le journal télévisé de la RTS a par exemple ses interprètes depuis 2008, mais la culture est pour le moment très peu signée, audiodécrite ou surtitrée. L’association Ecoute Voir s’adresse pourtant à une part non négligeable de la population, avec environ un enfant sur 1000 naissant avec une déficience auditive en Suisse. Selon les dernières statistiques, près de 377 000 personnes sont malvoyantes, aveugles ou sourdaveugles dans le pays, soit plus de 4% de la population. Pour Anne-Claude Prélaz Girod, proposer ces différentes mesures, c’est aussi et avant tout donner la chance aux personnes en situation de handicap sensoriel d’avoir accès aux arts vivants.

La Suisse romande est un peu à la traîne, comparé à d’autres pays. Les traducteurs aux Etats-Unis sont légion, là où Anne-Claude Prélaz Girod ne dénombre qu’une trentaine de collègues. Les Francofolies de Spa en Belgique accueillent de leur côté des dizaines de concerts signés depuis des années, là où le Montreux Jazz Festival semble être l’unique événement musical à proposer un concert traduit par édition. Sinon, il a fallu la venue de Louane et la sortie du film La Famille Bélier pour que la langue des signes fasse une timide apparition sur la grande scène du Paléo. «C’est peu mais les choses bougent en Suisse. La ville de Genève est précurseur dans ce domaine et octroie une subvention pérenne à Ecoute Voir. Le canton de Vaud soutient également notre association et on a récemment été contacté par les Docks de Lausanne ainsi que plusieurs salles de concert fribourgeoises», se réjouit Anne-Claude Prélaz Girod.

La langue des signes a pourtant connu un fugace moment de gloire à la fin des années 90. La codirectrice d’Ecoute Voir se rappelle d’ailleurs avoir signé un concert des Spice Girls à Lausanne en 1998. Mais le temps où Florent Pagny chantait avec les mains sur Savoir aimer semble loin. Aujourd’hui, les personnes en situation de handicap sensoriel attendent plus qu’un effet de mode, mais un véritable accès pérenne à la culture: «Depuis 2019, on prend le temps de mettre ce dispositif en place, et plus on le fait, plus ça nous paraît évident, explique Pauline Catry, administratrice du Théâtre du Loup. C’est beau de pouvoir mélanger des publics qui ne se croiseraient peut-être pas. Notre rôle est de raconter des histoires à tout le monde, sans distinction.»