Beaux en fauteuil roulant

(letemps.ch)

Des marques de vêtements et d’accessoires à destination des personnes en situation de handicap revendiquent le droit à la beauté outre celui à la différence


Un enfant « Beau en fauteuil roulant »

En feuilletant le livret du Village des créateurs, pouponnière lyonnaise de marques mode et design toutes plus branchées les unes que les autres, le curieux découvre deux sociétés hors normes. Constant & Zoé offre des vêtements «faciles à enfiler», pour les personnes en fauteuil roulant notamment. Odiora propose des bijoux pour appareils auditifs. Les accessoires et habits à destination des personnes handicapées ou différentes auraient-ils quitté la grisaille et le médical pour entrer dans le désirable? Un tour sur internet suffit à s’en convaincre. A défaut d’être nombreuses, plusieurs marques affichent leur modernité et leur créneau sur des sites à l’esthétique travaillée. Citons Nos Ateliers, dédiée aux gens de petite taille, ou U-Exist, personnalisant les prothèses orthopédiques. Sur Facebook, des créatrices imaginent des sacs et des robes de mariée adaptés aux fauteuils roulants. C’est le cas d’Amandine Jacob ou de Camille Boillet, Prix LVMH Jeune Talent en 2016. Et cette semaine, Tommy Hilfiger a présenté sa collection printemps 2018 pour les personnes en fauteuil ou portant des prothèses.

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L’histoire, souvent, débute dans la sphère personnelle. Le petit frère de Sarah Da Silva Gomes est handicapé depuis sa naissance. Elle vit au quotidien la difficulté à l’habiller et à le déshabiller. «J’ai cherché des vêtements adaptés, mais il y avait peu de choses et ce qui existait ne le mettait pas en valeur. C’était des vêtements tristes, médicaux», analyse la Française de 28 ans. Alors, étudiante dans une école de commerce lyonnaise, elle consacre son mémoire à ce sujet et crée une entreprise virtuelle. Proposé à divers concours, le projet suscite l’engouement. «Les gens étaient intéressés, soit parce qu’ils connaissaient une personne concernée, soit justement parce qu’ils ne se représentaient pas ce monde et ses difficultés, poursuit Sarah Da Silva Gomes. Il existe des tas d’initiatives visant à faciliter la vie des personnes handicapées dans les transports ou les bâtiments publics. Mais avant de prendre le métro pour aller au musée, il faut s’habiller!»

Démocratiser ce type de prêt-à-porter

A la fin de ses études début 2015, la jeune femme lance Constant & Zoé. Entourée de spécialistes du handicap et de stylistes, elle propose une à deux collections par an, pour vingt-cinq modèles en totalité. La pièce la plus chère coûte 159 euros seulement, car l’idée est bien de démocratiser ce type de prêt-à-porter. Tout doit être accessible et livrable en deux ou trois jours seulement, contrairement aux vêtements sur mesure répandus dans le secteur. Constant & Zoé, ce sont des manteaux qui s’enfilent par le haut et créent l’illusion d’une veste normale grâce à des boutons cousus sur le devant. Des pantalons sans poches à l’arrière et aux poches plus basses sur les cuisses. Des chemises à scratch, mais avec une rangée de boutons pour faire comme si.

A l’inverse, Nathalie Birault ne cherche pas à masquer la différence mais plutôt à l’exalter. Malentendante depuis l’âge de 12 ans, elle lance la marque Odiora en 2016, des bijoux volontiers fleuris se positionnant par-dessus les appareils auditifs et implants cochléaires. Sans les masquer, ils les décorent. «L’idée est d’assumer notre différence et d’en parler. Les autres doivent s’adapter à nous également mais, pour cela, ils doivent être au courant. Mes bijoux sont un moyen de parler de son handicap avec élégance», argue la jeune femme. Le concept lui a été soufflé lors d’un séjour à Tahiti, découvrant que la fleur de tiaré est un véritable outil de communication non verbale. «Elle a plusieurs significations selon la manière dont elle est positionnée. Ma première création a été inspirée par cette fleur exotique. Un jour, j’ai offert un exemplaire à une fillette malentendante. Je l’ai vu tout à coup si heureuse et confiante que cela m’a donné le déclic d’en fabriquer pour les autres.» Et de se souvenir combien il a été dur, à 12 ans, pour l’adolescente coquette qu’elle était, de se mettre à porter ces vilaines coques marron. Pour les enfants, Nathalie Birault a pensé à un doudou également. Théo a de grandes oreilles, un appareil auditif et il cache dans son sac à dos la pochette asséchante nécessaire à l’entretien de sa prothèse.

Pour les personnes malvoyantes, la montre est l’accessoire le plus important après la canne, car elles n’ont aucun repère visuel du temps qui passe.

Sebastian Muniz, designer de l’Acustica

En Suisse, le designer neuchâtelois Sebastian Muniz a été mandaté par l’Union centrale suisse pour le bien des aveugles (UCBA). Après de nombreux échanges avec les futurs bénéficiaires, il a dessiné une montre tout en élégance et sobriété, l’Acustica. «C’est l’opposé du monde du luxe car on répond vraiment à un besoin. Pour les personnes malvoyantes, la montre est l’accessoire le plus important après la canne, car elles n’ont aucun repère visuel du temps qui passe.» Sebastian Muniz avait songé à un cadran carré, afin d’étendre la surface de lecture, à une manière nouvelle de présenter les chiffres pour ne pas risquer une mauvaise interprétation avec les tirets des heures. «Chaque fois, ils ont décliné, souhaitant une présentation la plus normale possible, quitte à perdre un peu en efficacité. Cela m’a beaucoup surpris au départ. Et j’ai beaucoup appris», raconte le designer.

Le droit à la beauté revendiqué

Droit à la normalité ou au contraire à la différence, les démarches diffèrent mais l’objectif final est bien de revendiquer le droit à la beauté. «Autrefois, on était vêtu en fonction de son âge, de sa classe sociale… L’habillement est devenu beaucoup plus ciblé aujourd’hui. Il y a une individualisation de la mode et on laisse davantage le choix aux enfants par exemple, souligne Elisabeth Fischer, responsable du département Design mode et accessoires à la HEAD – Genève. Les gens atteints d’un handicap s’inscrivent dans ce mouvement et souhaitent eux aussi avoir le choix.»

Mais si le monde des personnes hors normes investit celui de la mode, l’inverse n’est vrai que ponctuellement. «On peut citer Aimee Mullins, super-performeuse du handicap qui travaille comme mannequin, ou H&M, qui met en scène des personnes différentes dans une campagne publicitaire. Mais ce sont seulement des coups de pub car les personnes handicapées, ou les femmes enceintes pour citer un autre exemple, représentent des catégories hors mode. Le standard n’est pas celui-là», poursuit la spécialiste.


Aimee Mullins

A la HEAD, la question est abordée dans certains cours. En 2015, l’école a collaboré avec le Club des fauteuils roulants genevois pour une série de portraits détonants. Elisabeth Fischer mène la réflexion plus loin. «La société investit dans des rampes, des aménagements pour les personnes en fauteuil. Pourquoi ne pas le faire dans la mode, afin de leur rendre accessibles de beaux vêtements?»