(Le temps)
«J’ai toujours été à la recherche de sens et d’humanisme. J’ai une forte sensibilité à la différence. Et travailler avec des personnes handicapées ouvre des perspectives différentes »
Yves Portenier Photo Eddy Mottaz/Le Temps
Sweet Rebels est un studio de design hors du commun qui emploie des créateurs en situation de handicap mental. Fondée à Nyon par un ex-cadre de Saatchi & Saatchi, la société illustre des étiquettes de limonade, des cartes de vœux ou des brochures.
Yves Portenier
PROFIL:
1988 Designer chez Heimann DMB&B.
1994 Designer et directeur de création pour Saatchi & Saatchi.
1998 Création de L’agence Angebault Portenier à Lausanne.
2008 Création de [‘agence Twist à Nyon.
2016 Création du studio de design Sweet Rebels à Nyon.
Ursula, 43 ans, aime les coeurs. Elle s’applique à en dessiner de toutes les couleurs sur une feuille blanche. L’un d’entre eux héberge trois personnages qui semblent former une famille. Emilie, 24 ans, reproduit avec un épais feutre noir des oiseaux sur un fil. «Dessiner, c’est mon métier», dit-elle sans décoller le regard de son travail. «C’est moins fatigant que de travailler dans un jardin», ajoute, pour sa part, Joakim, 26 ans, qui aime évoquer ses copines et l’anniversaire auquel il se réjouit de participer.
Yves Portenier, le directeur du studio de design Sweet Rebels, observe ses employés d’un œil attentif. Il les guide, leur donne quelques conseils mais tient à conserver la fraîcheur de leurs œuvres. Il en extrait certains éléments qu’il scanne. Puis, tout un travail de composition est réalisé pour fournir aux clients aussi bien des étiquettes de limonade, des cartes de voeux, des livrets, des identités visuelles que des illustrations qui donneront de la couleur à des brochures d’informations.
Créé en mars 2016 à Nyon, Sweet Rebels est un studio de design hors du commun qui emploie des créateurs en situation de handicap mental. «Je ne connais pas leur trouble et cela ne m’intéresse pas», affirme Yves Portenier, assis dans la cafétéria de son entreprise, les bras croisés sur son t-shirt de triathlète.
Le directeur de l’entreprise n’est ni assistant social ni éducateur. «J’ai juste la volonté d’intégrer des personnes différentes», note ce designer qui a travaillé dans les agences de publicité Heimann DMB&B, puis chez Saatchi & Saatchi. Il en est devenu le directeur de création en chapeautant les agences de Nyon et de Zurich. Avec un associé, il a, par la suite, testé la voie de l’indépendance en fondant sa propre agence à Lausanne. «Cela marchait bien. Nous avions 15 employés et des clients comme la BCV, l’OFAC, l’Office du tourisme du canton de Vaud ou Ringier, par exemple», se souvient-il.
Pourtant, Yves Portenier préfère renoncer à Angebault Portenier, son agence lausannoise. «Je n’étais pas à l’aise avec certains mandats, avec l’idée de vendre des choses inutiles, voire contraires à mes valeurs. Le design est un domaine archisuperficiel mais dessiner, c’est la seule chose que je sais faire», estime cet autodidacte qui a arrêté son apprentissage de graphiste à 17 ans pour bourlinguer dans le sud de la France où il a appris le métier sur le tas. «J’ai eu une scolarité relativement correcte jusqu’à l’âge de 13 ans à Fribourg», se souvient-il.
Son père exerçait son métier d’architecte et sa mère, pied-noir, s’occupait de ses quatre enfants. «Lorsque mes parents ont divorcé, je suis allé vivre dans la famille de mon père à Berne. A cause de la langue, j’ai décroché.» Son regard bleu et rêveur se remémore des souvenirs qu’il ne semble pas prêt à partager.
Il fait une pause. Le timbre de sa voix reste calme et l’expression de son visage demeure concentrée. Aujourd’hui père de quatre enfants, il explique la raison qui l’a poussé à créer Sweet Rebels. «J’ai toujours été à la recherche de sens et d’humanisme. Et j’ai une forte sensibilité à la différence», analyse-t-il.
Quête de sens
C’est sa compagne, Isabel Monserrat, qui va lui donner l’impulsion finale. «Elle a un parcours dans la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Avec elle, j’ai visité un studio de design à Barcelone qui emploie des personnes en situation de handicap.» Yves Portenier est séduit. «Cela résonnait avec ma quête de sens. C’est bien beau d’être sensible aux valeurs sociales et éthiques, mais concrètement qu’est-ce que l’on fait?» s’interroge ce sportif de 59 ans qui n’hésite pas à se lancer dans des semi-Ironman.
Il intègre sa compagne à sa nouvelle agence Twist et construit avec elle Sweet Rebels, une entreprise capable d’allier le geste à la parole. Le couple, grand amateur d’art brut, prend des renseignements auprès de l’assurance invalidité pour ne pas mettre en danger les rentes des personnes employées. Celles-ci viennent deux après-midi par semaine et reçoivent un salaire – par le biais des institutions de Lavigny et de l’Espérance qui est un complément à leur rente. Actuellement, cinq personnes travaillent chez Sweet Rebels. «Nous nous choisissons mutuellement. Ma seule exigence est qu’ils puissent venir seuls au studio.»
Les clients se font rares
Il y a deux ans, Yves Portenier contacte aussi les services d’immigration afin d’engager une personne avec le statut de réfugié politique. Arrivée en Suisse en 2013, Alev Demir finalise aujourd’hui sa troisième année d’apprentissage chez Sweet Rebels. «J’étais journaliste dans un journal d’opposition à Istanbul. J’avais le choix entre partir à l’étranger ou aller en prison», témoigne la jeune femme d’origine kurde, qui termine sa formation.
Constituée sous forme d’association à but non lucratif, Sweet Rebels ne bénéficie d’aucune subvention étatique. Cette société tire ses revenus uniquement de ses mandats. «Nous ne sommes pas un atelier protégé encadré par des éducateurs», précise Yves Portenier, qui a convaincu des clients comme la fondation Opaline, la ville de Nyon, les HUG, Aigues- Vertes ou le Lions Club de la Côte. Le studio peine toutefois à trouver de nouvelles demandes. Les budgets dans le secteur s’amenuisent. «Et notre style spontané et déstructuré détonne et peut faire peur aux entreprises, qui veulent souvent une communication visuelle plus sobre et plus léchée. Nous avons de bons contacts avec des multinationales qui se positionnent dans la RSE. Mais cela ne donne rien en termes de contrats, se désole-t-il. Ce sont les start-up technologiques qui ont le vent en poupe. Pas les start-up sociales.»
Fondée en mars 2016, Sweet Rebels tente de joindre les deux bouts grâce à la deuxième entité d’Yves Portenier, l’agence de communication Twist. «Je me laisse encore une année avec Sweet Rebels, dit celui qui ne regrette rien. Travailler avec des personnes handicapées ouvre des perspectives différentes. Humainement, c’est très nourrissant.