(laliberte.ch)
Avocats et tribunaux contestent la méthode utilisée à Fribourg pour calculer le taux d’invalidité
Magalie Goumaz
Les femmes à temps partiel sont souvent recalées sous prétexte que des proches peuvent les aider dans les tâches ménagères. Alain Wicht-archives
Dans cette ferme de la campagne fribourgeoise, la table en bois massif de la cuisine est comme il se doit l’élément central et rassembleur, capable d’accueillir jusqu’à vingt-cinq personnes autour de Sandrine*, la maîtresse des lieux. Cette maman, épouse d’agriculteur, a passé des années entre les champs, le jardin, la cuisine, la buanderie. Des années à veiller sur le bon fonctionnement de la vaste maisonnée. C’était donc avant. Avant des problèmes de santé qui ont chamboulé la vie de la quinquagénaire et celle de sa famille. Et comme si ça ne suffisait pas, l’Office AI du canton de Fribourg a rejeté sa demande de rente. Un recours est pendant. Mais des avocats de la place tirent la sonnette d’alarme: «C’est déjà difficile d’obtenir une rente aujourd’hui. Mais ça l’est encore plus pour les femmes travaillant à temps partiel», s’insurge Charles Guerry. Pour son collègue, Benoît Sansonnens, «la discrimination est évidente». D’ailleurs, le Tribunal cantonal l’a aussi relevé dans de récents arrêts.
Les enfants au fourneau
Pour comprendre en quoi la pratique est contestée et prétérite les femmes travaillant à temps partiel, il faut revenir à la méthode de calcul du taux d’invalidité. Ce calcul est relativement simple pour les personnes travaillant à 100% avant l’atteinte à la santé. Pour celles à temps partiel par contre, une méthode dite mixte est appliquée. Elle concerne essentiellement des femmes qui ont conservé un emploi tout en gérant les tâches ménagères et d’éducation. L’AI, par chance,en tient compte. Elle évalue le degré d’invalidité de l’activité lucrative et le degré d’invalidité dans les autres activités courantes. Chaque type d’invalidité est ensuite pondéré en fonction du pourcentage consacré à l’activité. L’addition des deux taux détermine le taux d’invalidité total, lequel donne droit à une rente s’il se situe au moins à 40%. Sauf que l’Office AI du canton de Fribourg soustrait 30% à la part de l’invalidité ménagère, estimant que des tâches peuvent être réparties dans l’entourage.
Dans le jargon des assurances sociales, on parle de réduction du dommage. Sandrine, qui a subi plusieurs opérations au bassin, au dos et aux épaules, trouve cette pratique injuste. «Mon mari et mes enfants font ce qu’ils peuvent. Mais mon mari travaille déjà plus de 60 heures par semaine sur l’exploitation. Je vois bien qu’il est fatigué. Il s’endort dès qu’il est assis. Et mes enfants ont leurs études. J’estime que, à côté de leurs propres obligations, ils ont aussi droit à des loisirs. Je ne vois pas pourquoi c’est le ménage qui doit payer pour mes ennuis de santé», raconte Sandrine. Le couple rétribue ainsi de sa propre poche une aide au ménage pour trois jours par semaine, pendant quatre heures. Ce qui est loin de compenser le travail que faisait la mère de famille.
«L’office trouve tous les moyens pour définir un taux d’invalidité sous la barre du taux donnant droit à une rente» Benoît Sansonnens
L’agricultrice, à l’ossature fragile, se rend aujourd’hui compte qu’elle a trop forcé, pendant trop longtemps. Dix-huit lessives par semaine, des repas quotidiens et complets pour quatre, sept ou dix personnes. Sans parler de l’exploitation. «Pendant la récolte des pommes de terre, je passais jusqu’à huit heures par jour courbée, à enlever les cailloux de la terre. D’ailleurs, c’est en automne, à la fin de ces travaux, que j’ai commencé à développer des tendinites. En 2012, je me suis retrouvée avec les deux mains dans des attelles. A peine remise, j’ai fait un faux mouvement, et on m’a diagnostiqué deux hernies dans les cervicales. C’était le début de la galère. Aujourd’hui, après cinq opérations en six ans, je peux dire que les douleurs ne cessent jamais. Parfois, c’est même tellement insupportable que je dois doubler la dose de morphine quotidienne. Des petites choses qui semblent anodines, comme faire la vaisselle ou parquer la voiture sont, certains jours, hors de ma portée», confie-t-elle.
Sous le seuil
Pendant deux ans, son assurance pour perte de gain l’a couverte. Mais l’AI, qui devrait prendre le relais, ne l’entend pas de cette oreille. Dans son calcul du degré d’invalidité, l’office retient que l’assurée partageait son temps entre les travaux à la ferme, qualifiés de lucratifs, pour environ un tiers, et les tâches ménagères pour les deux tiers restants. Au final, elle a décrété un degré d’invalidité respective ment de 11,30% et de 7,9%, soit un degré total de 19,20%, bien en dessous du seuil lui donnant droit à un quart de rente. L’abattement de 30% pour les tâches ménagères pouvant être exécutées par des proches a évidemment pesé. Tout comme l’évaluation restrictive du degré d’invalidité pour ses activités agricoles.
Un schéma classique Charles Guerry est en colère, car il défend plusieurs cas similaires. Et même si l’office AI dément procéder à un abaissement systématique de 30%, l’avocat note qu’il n’a jamais vu que ce taux de réduction. «Depuis quelques années, c’est le schéma classique. Cet abaissement de 30% conduit au mieux à une diminution de rente, au pire à pas de rente du tout ou à une suppression de rente. Et ce sont les femmes qui en sont les victimes, car ce sont elles qui travaillent à temps partiel tout en gérant un ménage», déclare-t-il. Benoît Sansonnens, par ailleurs président de Pro Infirmis, est aussi le défenseur d’une infirmière, qui a fait l’objet d’un calcul de rente selon la méthode mixte. Dans son cas aussi, l’office AI a réduit de 30% les empêchements dans le domaine ménager. Datant du 16 juillet 2018, l’arrêt du Tribunal cantonal conteste sèchement cette manière de procéder. Il relève que l’enquête a déjà tenu compte de l’aide de son époux et de ses deux enfants dans chaque activité ménagère. Puis a encore soustrait ces fameux 30%. «L’Office AI du canton de Fribourg trouve tous les moyens pour définir un taux d’invalidité se situant juste sous la barre du taux donnant droit à une rente. Il se réfugie derrière des expertises, statue de la manière la plus restrictive possible et se dit que l’assuré peut toujours faire recours. Ça en devient indécent», conclut Benoît Sansonnens. »
*Prénom d’emprunt
«Nous allons revoir notre appréciation»
L’Office Al du canton de Fribourg va tenir compte de la jurisprudence et mieux pondérer les évaluations des assurées travaillant à temps partiel.
L’Office AI du canton de Fribourg admet-il la discrimination qui touche les femmes à temps partiel dans le calcul du taux d’invalidité?
Son nouveau directeur, Nicolas Robert, rappelle que «de manière générale, lors de l’examen d’une demande AI, l’office AI est tenu d’évaluer dans quelle mesure une personne assurée peut raisonnablement réduire le dommage pour l’assurance».
Nicolas
Robert (photo DR)
Il s’agit d’ailleurs d’un principe général en droit des assurances sociales. Mais comment appliquer ce principe?
Pour les avocats interrogés, le canton de Fribourg, en opérant une réduction systématique de 30% sur le taux d’invalidité dans les tâches ménagères vise à limiter les rentes et est non conforme à la jurisprudence. Ils parlent même d’une pratique «discrimnatoire». Nicolas Robert dément: «L’office AI ne procède pas de manière systématique à une réduction forfaitaire de 30%. Cette réduction fait l’objet à chaque fois d’une analyse qui tient compte, d’une part, du nombre de personnes qui composent le ménage et, d’autre part, de divers critères, comme l’âge des enfants ou la disponibilité des membres de la famille.» Il estime, en ce qui le concerne, que la pratique, qui tient compte des spécificités de chaque situation, est «conforme à la jurisprudence fédérale et aux directives de l’Office fédéral des assurances sociales en la matière».
Le directeur évoque un cas particulier, traité par le Tribunal fédéral. Ce dernier a en effet estimé qu’on pouvait exiger du mari d’une assurée – qui travaillait comme constructeur de voie ferrée – qu’il aide dans le ménage durant 1 heure à 1 h 30 par jour. Sauf que, avant d’arriver à cette conclusion, chaque activité exigible du conjoint avait été répertoriée et évaluée séparément. Nicolas Robert annonce ainsi que, à l’avenir, «l’office AI va modifier son appréciation par une évaluation pondérée des différents travaux qui peuvent être confiés à des proches». »
MAG