(Le courrier)
Pierre-Yves Bosshard revient sur le jugement de la Cour européenne des droits de l’homme qui donne raison à la Suisse au sujet de la suppression de la rente d’invalidité d’une Suissesse lors de son déménagement à l’étranger.
Le 11 décembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit, par six voix contre une, que la Suisse n’avait pas violé l’article 14 – interdiction de la discrimination – en relation avec l’article 8 – respect de la vie privée – de la Convention. L’affaire concernait une ressortissante suisse, invalide de naissance, qui s’était vu supprimer une rente d’invalidité à la suite de son déménagement au Brésil où elle avait suivi sa mère.
La requérante, née en 1962, est sourde de naissance; elle s’exprime difficilement dans sa langue maternelle et elle est incapable de discernement du fait d’un lourd handicap ayant nécessité, dès sa naissance, une prise en charge complète. Sa mère est sa tutrice. Dès sa majorité, en 1980, elle bénéficia d’une rente pour invalidité, dite extraordinaire, ainsi que, dès 1997, d’une allocation pour impotence. A la suite d’une procédure de révision, ces prestations lui ont été supprimées en raison de son déménagement au Brésil. En effet, à la suite du divorce de ses parents, elle avait suivi sa mère qui s’était établie dans ce pays avec son nouvel époux. Elle venait pourtant en Suisse tous les trois mois, pour une période de trois semaines, auprès de son père. La décision de suppression de prestations a été vainement contestée auprès du Tribunal administratif fédéral, puis du Tribunal fédéral. Les juridictions suisses ont considéré que les prestations accordées à la requérante alors qu’elle vivait en Suisse constituaient des prestations non contributives, soit des prestations financées par la Confédération et non par les cotisations précédentes de l’invalide. Ces prestations pouvaient donc être soumises à une condition de domicile en Suisse.
Contrairement au Tribunal fédéral, la cour a considéré que l’article 8 de la Convention, qui garantit à toute personne le droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance, était applicable. Elle rappelle que la notion de vie familiale ne comprend pas uniquement des relations à caractère social, moral ou culturel, mais qu’elle englobe aussi des intérêts matériels. La cour a estimé que le refus de verser des rentes à l’étranger était susceptible d’influencer l’organisation de la vie familiale de la requérante et de sa mère. En effet, en raison de son refus, elles étaient placées devant un dilemme: soit elles décidaient de jouir de leur vie familiale au Brésil avec pour conséquence qu’elles perdent le droit aux rentes, soit elles décidaient de continuer à bénéficier de la rente et la mère de la requérante devrait faire le choix entre la séparation d’avec sa fille et la séparation d’avec son nouveau mari. En revanche, pour la majorité de la cour, si la situation de la requérante, handicapée de naissance, est comparable à celle d’une personne au bénéfice d’une rente ordinaire, invalide après un accident ou une maladie, et qui peut exporter sa rente à l’étranger, le fait d’avoir contribué ou non au régime d’assurance-invalidité est une justification admissible du traitement différencié. A cet égard, elle a constaté que la résidence dans le pays était généralement une condition d’octroi pour les prestations non contributives dans la majorité des pays du Conseil de l’Europe ainsi qu’aux Etats-Unis et au Canada.
Le juge chypriote, dans un avis minoritaire très intéressant, met au contraire l’accent sur la discrimination entre une handicapée de naissance, comme la requérante, qui n’a jamais pu cotiser à l’assurance-invalidité et la personne devenue handicapée au cours de sa vie qui a droit à une rente ordinaire, même si elle n’a cotisé que pendant une année. Il constate que la discrimination repose ainsi sur la naissance, critère mentionné expressément à l’article 14 de la Convention, et non sur un quelconque fondement objectif et raisonnable.
Récemment, le Tribunal fédéral a confirmé, contre l’avis d’une partie de la doctrine, la compatibilité de la règle de non exportation des rentes extraordinaires et des allocations pour impotent avec l’accord sur la libre circulation des personnes avec l’Union européenne.
L’arrêt de la cour n’est pas encore définitif et pourrait encore être porté devant la Grande Chambre qui pourrait se pencher sur l’intéressante question discutée par le juge minoritaire. Elle pourrait aussi nourrir les discussions parlementaires autour de nos rapports avec l’Union européenne.