La Fête des Vignerons vue par des aveugles

(lematin.ch)

A l’occasion de la représentation du jour, nous avons suivi un groupe de spectateurs « handicapés de la vue » qui ont mis tous leurs sens en éveil pour jouir eux-aussi pleinement de l’historique spectacle.


Chaque «handicapé de la vue» était escorté d’un guide voyant qui lui a décrit le spectacle. Image: Le Matin/Darrin Vanselow

 

«Je suis contente d’avoir pu voir ça avant de perdre complètement la vue! Si je n’étais pas venue, j’ai la sensation qu’il me serait manqué quelque chose du patrimoine suisse!»

Il y a vingt ans, Marie Lorwich, 52 ans, pensait pourtant que la Fête des Vignerons était un truc de vieux. La rétinite pigmentaire, redoutable maladie génétique dégénérative et irréversible, ne s’était pas encore déployée en elle avec son cortège de souffrance mais aussi d’éclairantes prises de conscience… Ce mardi à Vevey, ils étaient une trentaine de membres de la section vaudoise de la Fédération suisse des aveugles (FSA), comme elle, à être venus assister à la représentation diurne du spectacle.

La Suisse plutôt en avance

Leur arrivée au pied de l’entrée F de l’arène de 20 000 places n’est pas passée inaperçue. Fendant la foule, coiffés de casquettes bleues portant le sigle de leur association, armés de leur canne blanche et escortés d’un accompagnateur voyant chacun, ces spectateurs pas tout à fait comme les autres se réjouissaient d’assister au spectacle à leur façon.

A savoir un peu avec la vue pour ceux qui en avaient encore, et aussi beaucoup avec les oreilles et leurs autres sens. «C’est clair qu’on ne va pas tout voir mais nos accompagnants vont nous décrire ce qui nous échappe et nous allons capter l’ambiance», expliquait Pierre Calore avant le début du spectacle.

L’Aiglon de 52 ans préside la section vaudoise de la FSA et se bat pour que la culture reste accessible à ceux qu’ils appellent «les handicapés de la vue». En Suisse, la chose est en assez bonne voie. Certains musées ou même certains cinémas jouent par exemple le jeu de l’audioguide, mais il y a encore du travail.

Le metteur en scène conquis

Apparemment, le Tessinois Daniele Finzi Pasca, metteur en scène du spectacle le sait. Le Tessinois a en effet intégré des handicapés parmi les 5 500 acteurs-figurants officiant dans sa création. Abordé avec culot en plein préparatifs d’avant spectacle par Marie Lorwich, le quinquagénaire lui prend les mains chaleureusement et échange avec plaisir avec elle, là où on s’attendait au mieux à une sorte d’agacement contenu vu les circonstances.

«Ça ne me surprend pas de voir des malvoyants ici. La perception des choses va bien au-delà de la vue. Certains chamans, capables de ressentir des choses se passant à des kilomètres d’eux, le montrent», lâche ensuite mystérieusement l’artiste avant de replonger dans ses préparatifs.

La vue baisse mais la lucidité augmente…

Ici, les handicapés de la vue sont bichonnés. Ils sont assis à quelques mètres de la scène. L’air déplacé par les comédiens leur rafraîchit le visage en ce jour de canicule. Le bruit de leurs pas se prolonge en vibrations jusqu’à eux. Leurs parfums viennent éveiller leurs narines. «Et puis il y a leur joie communicative, qui même dans la pénombre ou le noir total, se ressent», confie Sabrina Faretra, qui ne voit plus que des ombres mais qui reste lumineuse malgré ou même grâce à cela.

La mère de famille de 43 ans a fini par accepter son handicap et comme beaucoup d’autres ayant parcouru avant elle ce douloureux chemin, elle y a gagné en sérénité, et paradoxalement, en lucidité. La Vaudoise se voit comme une battante. Aucun déplacement ne lui fait plus peur. Les bains de la Gruyère ou encore l’ONU à Genève ont déjà eu droit à ses visites.

Tout commence et finit autour d’un verre

«Aujourd’hui, je suis comblée. Je partage beaucoup avec d’autres personnes handicapées de la vue. Nos visions se complètent ou se recoupent. Il y a beaucoup de partage. Tous nos autres sens sont en éveil, ce qui nous permet de jouir nous aussi de cette fête des vignerons.»

Celui du goût sera mis à contribution lors du banquet d’après spectacle. La joie ambiante est amplifiée dans les décis de bon blanc et les partages qui en découlent. Pierre Calore jubile: «Sur un événement comme celui-là, on est happé par nos ressentis. Moi par exemple, le «Ranz des vaches» m’a donné des frissons. Alors on ne voit pas tout c’est bien clair, mais quel grand bol d’émotions!»