(Tribune de Genève)
Les personnes sourdes doivent redoubler d’efforts pour trouver un emploi.
À quoi ressemble la vie professionnelle lorsqu’on est sourd? En Suisse, la surdité n’est pas considérée comme un handicap. En théorie, les personnes qui en sont atteintes devraient donc travailler. Mais en réalité, nombreuses sont les embûches sur leur parcours professionnel. Un véritable parcours du combattant se présente et ce, dès le plus jeune âge.
La première difficulté consiste en l’apprentissage de la lecture. En effet, les personnes sourdes ne peuvent entendre le son des lettres. En général, les enfants atteints de surdité apprennent la langue des signes, une langue à part entière, avec sa propre gram-maire, son vocabulaire et sa culture. Selon l’association S5, d’illettrisme touche 80% des sourds.
Steve Mateus, 25 ans, en formation et sourd de naissance, a mis plus de vingt ans à apprendre à lire des textes et sur les lèvres avec l’aide d’une logopédiste. «Je me suis mis à lire pour com-prendre et compenser ma frustration dans les difficultés que je rencontrais», explique-t-il.
Penser que lire sur les lèvres représente le remède miracle de la communication s’avère complètement faux. «Avec la lecture labiale, on peut comprendre environ 30% du contenu. Le reste,nous devons le déduire du contexte, explique Steve Mateus. Certains mots se prononcent exactement pareil, comme bain et pain. Impossible pour nous de faire la distinction.»
Apprentissage favorisé
Une fois l’école obligatoire terminée vient le choix de la formation. Et c’est là que tout se complique.Le plus souvent, l’assurance invalidité (AI) pousse les jeunes sourds vers un apprentissage car cela dé-bouche plus rapidement sur un métier concret. Ils doivent alors batailler pour suivre des études qui correspondent à leurs aspirations et compétences.
«À l’époque, les sourds travaillaient principalement dans des métiers manuels où la communication est limitée», indique Sandrine Burger, porte-parole de la Fédération suisse des sourds.
Philippe Palama, 52 ans, cordonnier et sourd de naissance, tient son propre atelier aux Eaux-Vives. «J’ai eu la chance d’avoir un maître d’apprentissage qui faisait des efforts pour que je le comprenne. J’ai quand même dû rester tous les soirs pour faire des rattrapages et assimiler ce que je n’avais pas appris durant la journée», avoue-t-il. Steve Mateus a suivi une formation de caviste. Son CFC en poche, il a cherché durant trois ans un emploi. En vain.
Difficile réorientation
En théorie, les sourds peuvent choisir librement leur orientation professionnelle. Dans les faits,cela se passe autrement.
«Avant, tous les sourds travaillaient, mais avec le déclin des métiers manuels, cela devient plus compliqué de trouver un emploi», explique Sandrine Burger. Alors que le taux de chômage atteint les 9% au sein de cette population, certains ont pensé à se reconvertir. Mais ils se sont heurtés aux règlements de l’AI. «Après mon CFC, j’ai de-mandé à l’AI de financer un interprète pour suivre le bachelor en oenologie. Elle a refusé. Aujourd’hui, je me suis réorienté,sans aide sociale. Je vais terminer mon cursus de formateur en langue des signes», indique Steve Mateus.
En effet, l’assurance invalidité finance un interprète pour une seule formation et entre en matière pour une seconde seulement si «le perfectionnement professionnel doit permettre à l’assuré de maintenir ou d’améliorer sa capacité de gain», explique Jean-David Curchod, responsable de la communication de l’Office cantonal des assurances sociales. Il s’agit donc essentiellement d’une question de revenu.
Dix heures de traduction
Mais sur quels éléments l’assurance invalidité se base-t-elle pour accepter ou refuser les demandes? «Il n’y a aucun critère d’exclusion spécifique aux personnes sourdes.Comme toutes les situations de réadaptation professionnelle, il s’agit d’une analyse au cas par cas», com-mente Jean-David Curchod.
L’AI assure aussi avoir développé un réseau d’employeurs prêts à engager des personnes sourdes, soit par le biais du place-ment à l’essai, soit par l’allocation d’initiation au travail. «En plus de ces mesures, et plus particulière-ment pour les personnes sourdes,nous mandatons un coach spécialisé durant les stages ou au début du contrat de travail pour favoriser le bon déroulement de l’intégration», indique le responsable de la communication.
D’ailleurs, dans le cadre de son travail, une personne sourde peut demander à l’assurance invalidité les services d’un interprète à raison de 1763 francs par mois. Ce qui équivaut à une dizaine d’heures de traduction. «Nous sommes conscients que dans certaines situations, les besoins en interprétariat peuvent être supérieurs», reconnaît Jean-David Curchod. Cependant, aucune modification du cadre légal n’est envisagée. Les personnes sourdes qui nécessitent plus de dix heures d’interprétariat devront continuer à les payer de leur poche.
Trouver un emploi
La formation terminée, encore faut-il trouver un employeur. «Le principal obstacle que rencontrent les sourds est l’ignorance», signale Sandrine Bruger.Aujourd’hui, bien qu’il existe plusieurs moyens simples et concrets pour pallier la surdité au travail, les employeurs restent frileux, craignant des difficultés de communication. «Un sourd ne peut pas répondre au téléphone mais est tout à fait capable de communiquer par mail. Une fois cela intégré par les collaborateurs, il n’y a plus de problème», indique Steve Mateus. Philippe Palama a eu la chance que les choses se passent différemment. «J’ai repris l’atelier de mon père et suis devenu mon propre patron. Je n’ai donc pas rencontré de difficultés dans ma recherche d’emploi.» À l’instar de ce cordonnier, certains arrivent donc à tirer leur épingle du jeu malgré les difficultés.
Valérie Geneux
Philippe Palama (à gauche), cordonnier aux Eaux-Vives, et Steve Mateus, futur formateur en langue des signes. photo Steeve Uncker Gomez
Des employeurs conquis
A Genève, plusieurs entre-prises emploient des personnes sourdes. Le bilan est largement positif et très loin des a priori.«Les sourds possèdent une capacité de concentration très élevée et ont des compétences visuelles plus développées que la moyenne des gens», révèle Sandrine Burger.
Serge Grond, directeur opérationnel chez Schneider Sanitaires, a sauté le pas et en-gagé un plombier sourd en 2012.«Je n’ai jamais eu de problème.J’ai toujours été très satisfait.»La seule adaptation qu’il a dû mettre en place est l’interprète qui vient traduire les séances techniques deux fois par an.
«Ce collaborateur sourd a appris la langue des signes aux chefs qui travaillent avec lui.S’il faut lui demander quelque chose, nous communiquons par SMS. Cette personne est intelligente, motivée et exécute du très bon boulot», avoue le directeur.
Même son de cloche du côté de l’EMS des Mouilles, à Lancy.«Nous avons engagé une infirmière sourde, non pas à cause de son handicap, mais parce qu’elle possède un savoir-être très recherché», déclare Pascale Covin, infirmière responsable des soins. L’EMS n’a pas eu besoin de se doter d’aménagements spéciaux. Cette collaboratrice est d’autant plus appréciée qu’elle entretient un rapport particulier avec les personnes âgées et malentendantes.La langue des signes devient un moyen privilégié pour communiquer avec certains pensionnaires. «Elle se révèle un véritable atout et nous sommes très heureux de la compter dans l’équipe de soin. Avec ses collègues, elle a réussi à développer une complémentarité exemplaire», déclare l’infirmière.
Pascale Covin et Serge Grond sont prêts à retenter l’expérience avec d’autres personnes sourdes, du moment qu’elles remplissent le cahier des charges demandé. V.G.
En chiffres
Genève compte environ 500 personnes sourdes. En Suisse, elles sont 10 000.
Ce chiffre augmente avec le vieillissement de la population, mais aussi parce que des jeunes perdent de plus en plus tôt l’ouïe. Cette statistique ne tient pas compte de tous ceux qui souffrent d’un problème d’audition mais n’osent pas consulter.L’illettrisme touche 80% des sourds; capables de lire les mots, ils peinent à comprendre le sens des phrases.Le français s’apparente à une langue étrangère et demande» de longues années d’apprentissage. V.G.