Les oubliés des urgences

(Journal du Jura)

Les numéros des secours ne peuvent être utilisés que par téléphone. Impossible pour les personnes sourdes ou malentendantes de les contacter. Une situation terrible et contraire à la loi.


Victime ou témoin d’un accident, impossible pour une personne souffrant d’un déficit auditif ou de difficultés à s’exprimer de prévenir directement les secours, que ce soit la police, les pompiers les urgences sanitaires. Cette situation représente un manquement grave aux obligations prévues par la loi. Matthias Käser / Archives

 

PAR NICOLE HAGER

Danièle, alerte grand-maman,roule en pleine nuit quand, soudainement,elle heurte le coin d’un îlot et constate que la conduite de sa voiture n’est plus aussi aisée. Mais comment joindre le TCS? Elle est sourde et le service de dépannage ne peut être atteint que sur appel téléphonique. Elle tente de contacter des proches par SMS, mais personne ne lit ses messages en pleine nuit. Craignant pour sa sécurité si elle s’arrête au milieu de nulle part, Danièle n’a dès lors pas d’autre choix que de poursuivre sa route. Une patrouille de police mettra un terme à son escapade. Un de ses pneus avant a explosé. Danièle n’a évidemment rien entendu. Elle est emmenée au poste de police, avant qu’un agent ne la raccompagne à la maison. L’aventure se terminera avec une amende pour conduite avec un véhicule endommagé doublée d’un retrait de permis.

Angoisse et douleurs

Walter, octogénaire vivant seul après le décès de son épouse,constate que ses douleurs au bas-ventre se sont intensifiées pendant la nuit. N’en tenant plus, il aimerait contacter les urgences, mais impossible, il est malentendant et le seul moyen pour joindre le 144 passe par le téléphone. Il tente tout de même de prévenir des proches, via WhattsApp, en leur demandant instamment d’appeler une ambulance. Mais, au milieu de la nuit, personne ne réagit. Après plusieurs heures de douleurs et d’angoisse, Walter n’a pas d’autres solutions que de se traîner comme il peut jusque chez une voisine pour la réveiller et lui demander d’appeler une ambulance.

Inégalités illégales

Tristement réels, ces deux casont été vécus par deux retraités de la région.

Le cantonalisme fait obstacle à une solution à l’échelle du pays.
SANDRINE BURGER PORTE-PAROLE DE LA FÉDÉRATION SUISSE DES SOURDS

Comme de nombreuses personnes sourdes, malentendantes ou atteintes d’un trouble de l’élocution, il a fallu qu’un événement malheureux survienne dans leur vie pour qu’elles et leurs proches se rendent compte de la situation choquante dans laquelle leur handicap les accule. En cas de détresse, elles n’ont aucun moyen de joindre directement les numéros d’urgence. Pourtant, selon les dispositions légales, les personnes sourdes et malentendantes doivent avoir accès, comme tout citoyen, à ces services.Dans le domaine des droits des personnes handicapées,la Suisse est législativement à la pointe. Elle a signé la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées et possède également une Constitution interdisant toute discrimination. Néanmoins, en matière d’accès aux urgences, l’inégalité de traitement est flagrante.Des exemples à suivre La France ou encore la Belgique, pour ne reprendre que deux exemples parmi des pays proches, ont mis en place des dispositifs pour répondre à une obligation de la loi qui impose aux services d’urgence d’être accessibles à tous ,même aux personnes qui ne peuvent faire appel à eux parla voie classique de l’appel téléphonique.

Depuis plusieurs années, chez nos voisins, il est possible de solliciter l’intervention des pompiers, de la police et d’une ambulance via un seul numéro d’appel d’urgences à trois chiffres, réservé aux sourds et mal-entendants. Ce numéro est ac-cessible par SMS, visiophonie,tchat ou fax, les moyens de communication habituels des personnes présentant un déficit auditif ou des difficultés d’élocution. En Suisse, rien de tel au niveau des numéros officiels. Pourtant, le système ne doit pas être sorcier à appliquer puisque la Rega, la garde suisse de sauvetage, a mis en place une telle solution. Elle peut être alertée par SMS. Pourquoi n’est-il pas possible d’adapter un tel procédé au 144? «Afin de mettre en pratique un système commun, il faudrait une solution applicable sur l’ensemble du territoire. Mais en Suisse, les antennes du 144 dépendent d’une organisation cantonale, et ce cantonalisme fait obstacle à une coordination des services d’urgence sur un plan national», déplore Sandrine Burger, la porte-parole de la Fédération suisse des sourds (FSS).

Secours pas garantis

La Suisse compte 10 000 personnes sourdes et 800 000 à un million de personnes malentendantes. Ce nombre va croissant avec le vieillissement de la population et le nombre de plus en plus conséquent de jeunes faisant un usage fréquent et intensif d’écoute de musique à des niveaux sonores trop élevés, selon l’Organisation mondiale de la santé(OMS). A toutes ces personnes,l’efficacité des secours n’est actuellement pas garantie.

Une solution existe, mais elle n’est pas satisfaisante

En Suisse, il existe bien un dispositif qui permet aux personnes sourdes et malentendantes de joindre les secours, mais il passe par un service de relais. En fonction24h sur 24, Procom assure la communication entre personnes souffrant de déficiences auditives et entendantes. Quand une personne sourde ou malentendante souhaite passer un appel, elle envoie à Procom un SMS ou un message par téléscrit, un téléphone spécial muni d’un clavier alphabétique et d’un écran intégré. L’employé du relais compose le numéro de téléphone du destinataire du message. Aussitôt que la liaison est établie, le dialogue direct est possible. Une communication presque classique peut se dérouler. Le malentendant écrit un message sur son clavier de téléscrit ou un SMS sur son natel que l’employé du relais lit simultanément à haute voix à l’intention de l’interlocuteur entendant. Dans l’autre sens, la personne entendante transmet verbalement son message au téléphoniste qui le dactylographie sur le téléscrit ou un téléphone mobile à l’intention de l’interlocuteur sourd. La Fédération suisse des sourds (FSS) n’est pas satisfaite de ce système. «Passer par un relais augmente le temps de réaction. Et en plus, les principaux intéressés ne connaissent pas forcément Procom, loin de là», remarque Sandrine Burger, porte-parole de la FSS. Le fils de Danièle confirme. Il a découvert cette option après les déconvenues de sa maman en voiture (lire ci-dessus). Quant à Walter, quand il a tenté d’actionner cette opportunité, dans la panique, il s’est trompé de numéro. C’est que, sur son site, Procom affiche des numéros différenciés à dix chiffres, selon le type de demande à formuler. «Il est certain qu’en situation de détresse, nos réactions ne sont pas toujours les bonnes. Les erreurs de manipulation ou les confusions ne sont pas rares», observe Sandrine Burger. D’où l’importance de résoudre ce problème de communication entre personnes sourdes, malentendantes ou sujettes à des problèmes d’élocution avec les services d’urgence. La FSS a pris le sujet en main et réfléchit à une solution acceptable en collaboration avec l’Office fédéral de la communication (OFCOM) – les numéros à trois chiffres relevant de la Confédération – afin que les obligations légales auxquelles sont tenues les autorités suisses soient enfin appliquées. NH