Les Genevois sont appelés à s’exprimer sur un changement constitutionnel, le 29 novembre. Il vise à accorder le droit de vote cantonal et communal à des personnes incapables de discernement.
Par David Ramseyer/Leïla Hussein
La capacité de discernement: définition
«C’est la capacité à comprendre les informations pertinentes et les enjeux d’un choix qui se présente à nous, d’en apprécier la réalité, c’est-à-dire se rendre compte que ce choix a des implications pour soi et de raisonner avec ces éléments d’une manière suffisamment cohérente, pour finalement exprimer une décision», explique Samia Hurst-Majno, professeure de bioéthique à l’Université de Genève. Et d’ajouter que cette notion, au cœur de la votation soumise au peuple le 29 novembre, ne signifie pas «raisonner parfaitement ou de manière surhumaine, mais se réfère à une mesure de raisonnement ordinaire».
Chaque règle souffre généralement d’une exception. Si voter est un droit fondamental pour tous citoyens, environ 1200 d’entre eux en sont privés à Genève. Jugés durablement incapables de discernement, ils ne peuvent donner leur avis politique sur les plans cantonal et communal. Un projet de loi, soumis au peuple le 29 novembre prochain, veut changer la donne en abrogeant l’alinéa 4 de l’article 48 de la Constitution genevoise et ainsi octroyer à ces personnes la possibilité de voter, d’élire ou encore de signer un référendum. Si la loi passe, une grande variété de Genevois retrouveront le droit de vote. Non seulement des citoyens présentant un handicap mental ou des troubles psychiques, mais aussi des personnes en rupture sociale ou souffrant d’une addiction. Sans oublier des seniors qui se retrouvent parfois sous curatelle car ils ont besoin d’assistance dans certain domaine de leur vie.
Vote sous influence?
«Ce n’est pas anodin de priver quelqu’un de ces droits-là. Si la justice l’a décidé pour des personnes handicapées mentalement, par exemple, c’est qu’il y a une bonne raison, objecte le député UDC Stéphane Florey. L’incapacité de discernement implique a priori que les gens qui en souffrent ne peuvent appréhender le sujet soumis à scrutin.»
Un postulat qui implique une conséquence dommageable, selon l’élu: si le projet devait passer, il y aurait «un risque de captation des suffrages». En clair, les proches ou les aidants «pourraient aisément influencer les individus concernés et, en quelque sorte, voter à leur place». Même si la situation ne concerne que 1200 personnes, «on a vu récemment des scrutins ou l’élection de certains députés se jouer à quelques voix près».
Large front politique pour le «oui»
Une bonne partie de la droite s’était opposée au projet de loi, le 27 février dernier, lors du vote au Grand Conseil. Depuis, le PLR et le MCG ont revu leur position: ils laissent désormais à leurs partisans la liberté de vote sur le sujet. Formellement, seule l’UDC prône le refus de cette modification constitutionnelle, qui permettrait notamment de se conformer à la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées. Le projet a le soutien du PDC et de tous les partis de gauche, ainsi que celui du Conseil d’Etat.
Une démocratie digne
Les partisans du projet en font de leur côté une question de principe et de dignité. «Le message actuel est: «Vous ne faites pas partie de la société et n’avez rien à dire, alors que l’on parle de suffrage universel», s’insurge le député PS Cyril Mizrahi. Selon lui, il n’y a pas de critères fiables pour décrire l’incapacité de discernement, si l’on parle de politique. «Cela reste aussi aléatoire que de déterminer objectivement ce qu’est une décision raisonnable, lors d’un vote.»
L’élu fait aussi remarquer que les individus dans l’incapacité de comprendre le sens d’un scrutin «ne voteront de toute façon pas». Quant au risque de bulletins remplis sous influence, comme le craignent les opposants, «la possibilité existe en réalité pour n’importe qui, surtout pour le vote par correspondance…»
Genève, pionnier en la matière
En cas de oui le 29 novembre, Genève serait le premier canton à restituer les droits politiques aux personnes durablement incapables de discernement. La question est toutefois en discussion dans plusieurs cantons romands. «La révision de la loi sur l’exercice des droits politiques est en cours. Il appartiendra au Conseil d’Etat d’arrêter son projet et de le soumettre au Grand Conseil, ce qui pourrait être le cas dans les prochains mois», confie Vincent Duvoisin, directeur des affaires communales et droits politiques du canton de Vaud. Idem du côté de Neuchâtel, où une motion populaire en faveur d’une politique d’égalité pour les personnes en situation de handicap a été acceptée en 2015. Un projet de loi devrait voir le jour lors de la prochaine législature, en 2022. A Fribourg, où près de 900 personnes sont privées de leur droit de vote, le Parlement a tranché en septembre dernier en rejetant une motion visant à rétablir les droits civiques.
Enfin, dans les cantons du Jura et du Valais, aucune disposition particulière n’est prévue pour l’heure. «Nous n’avons pas reçu de réclamations en la matière, affirme le secrétaire du Parlement jurassien, Jean-Baptiste Maître. La problématique ne se pose donc pas pour le moment.»