(Le Nouvelliste)
Forme et fond
Il est souvent admis que les temps de crise sont pour corollaire direct une production artistique densifiée et enracinée dans les troubles de l’époque. Le Valais ne fait pas exception à la règle implicite, comme le démontrent beaucoup de projets qui font bouger les lignes.
Par Jean François Albelda
On doit beaucoup à Sartre, à son existentialisme émancipateur et à cette figure de «l’intellectuel engagé» qu’il fit naître au milieu du xxe siècle. Après-guerre et avant-garde… L’époque était marquée par les troubles sociaux, lutte pour les droits civiques aux États-Unis, succession de conflits armés, Indochine, Cuba, Vietnam… Jusqu’à la révolution culturelle de Mai 68. Forcément, de Dylan à Warhol, de Marvin Gaye à Albert Camus, la contestation, la protestation et même la subversion s’invitent dans la production artistique de cette époque charnière.
Aujourd’hui, l’humanité est confrontée à une crise majeure, globale, et l’impact de la pandémie sur les structures et les acteurs culturels a été décrit, analysé, contextualisé à de très nombreuses reprises. De l’engagement, il y en a eu beaucoup, chez les créatrices et créateurs, comme au sein des institutions, pour trouver de nouvelles voies, pour faire corps face aux dégâts causés par le Covid- 19. Cependant, l’urgence du moment n’efface pas les autres luttes, les autres causes pour lesquelles le monde de l’art se mobilise.
Directeur de l’Edhéa (École de design et haute école d’art du Valais), Jean-Paul Felley est au cœur de la vibration naissante et peut observer combien ses locaux sont une chambre de résonance pour les questions sociétales qui agitent le monde. «Il y a eu l’urgence, c’est vrai. On n’a peut-être pas encore le recul nécessaire pour voir comment la pandémie pourra influencer la création à venir. Ce que je sens, c’est qu’après une phase de virtualisation intense, d’ultra-connexion, nous aurons un retour du corps, du physique, de la matière.» Un engagement pour le réel, donc. Mais au-delà de la problématique sanitaire?
«Pour moi, les œuvres d’art doivent s’affirmer par leur force seule, sans forcément être rattachées à des thématiques, sans être le reflet fidèle d’une société », nuance-t-il. «Après des discours, les historiens, les analystes se greffent sur la création. Mais ce que je peux observer, c’est que les questions du genre, de l’inclusivité, de la place de la femme et des communautés LGBT+ dans le monde de l’art en général sont très discutées actuellement.» Il cite notamment le Palais de Tokyo à Paris, engagé pour la cause LGBT+, et au cœur d’une polémique pour avoir coorganisé une exposition avec le Qatar, pays extrêmement dur envers les membres de cette communauté. «Au sein de l’école, je vois également que ce thème est très présent et habite les discussions comme les créations.» Un indicateur intéressant quant à cette porosité entre le sociétal et le culturel.
Les questions du genre, de l’inclusivité, de la place de la femme et des communautés LGBT+ sont très présentes aujourd’hui dans le monde de l’art en général» . Jean-Paul Felley , directeur de l’EDHÉ
«La peur crée un mur, et plus on l’entretient, plus il grandit.» Nadia Mitic, Programmatrice du Port Franc
Pour sa rentrée d’automne, Le Port Franc à Sion a décidé de faire de l’inclusivité un thème central. «En tant qu’agent, je travaille beaucoup avec des artistes issus de la communauté LGBT+ et du coup, j’ai passé beaucoup de soirées dans ce milieu. Ça a toujours été des soirées hyper ouvertes, joyeuses, empreintes de respect. La simplicité de la fête et du bonheur d’être ensemble», explique la programmatrice Nadia Mitic. «Je crois vraiment que si tu ouvres la porte en disant: « tout le monde est le bienvenu, soyons juste ensemble, dans le respect », on peut faire avancer les mentalités.» Rencontrer, connaître, et enfin déjouer le préjugé. «La peur crée un mur, et plus on l’entretient, plus il grandit.» «Come as you are», aurait chanté Cobain. Pour sortir des logiques communautaristes et tisser des liens. L’idée a ainsi émergé de mettre sur pied des soirées «Queernotzet», co-organisées avec le collectif Queen Moustache, monté par Le Port Franc en collaboration avec Alpagai.
Au TLH-Sierre aussi, la question de la diversité est l’un des fondements de la rentrée. En septembre 2020, il recevait déjà le label Culture inclusive, décerné par Pro Infirmis. Un engagement – celui de tendre vers l’inclusion du public le plus large possible – que le directeur Julien Jacquérioz n’a pas pu éprouver aussi intensément que prévu, faute de spectacles publics possibles. Mais la demi-saison d’automne peut enfin mettre la dynamique en route.
«Cette philosophie doit infuser sur scène, dans la programmation, et dans tous les secteurs du théâtre», plaide le directeur. Ouverture à toutes et tous en journée, spectacles en après-midi, accueil de personnes en situation de handicap, programme rédigé en langage «facile à lire et à comprendre», diversité des corps présents sur les planches… «Nous devons aller vers une plus grande représentativité, c’est impératif», plaide Julien Jacquérioz
Rendre visible par la création
Au-delà des structures, des lieux, les acteurs culturels eux-mêmes s’emparent du sujet. L’artiste Murzo, par exemple, s’est fait connaître pour ses dessins au fusain ultra réalistes. Dans son travail, la représentation des corps, surtout des personnes minorisées, occupe un rôle central. «Je suis d’un naturel introverti et observateur. Ayant grandi comme non-Suisse en Suisse, je me suis toujours sentie un peu étrangère, à l’extérieur, ni irlandaise en Irlande, ni allemande en Allemagne … Plutôt que de prendre la parole, j’ai eu envie de rendre visibles mon regard et mon engagement par le dessin.»
Cet engagement, de plus en plus politique, tend à prendre beaucoup de place aujourd’hui. «Je suis membre du comité national Mariage civil pour toutes et tous, notamment, et je suis membre de plusieurs associations. Mais oui, dans ma création, cette dimension est toujours à la base de mon trait», explique l’artiste qui entame cet automne un Master à l’Edhéa et exposera avec les autres artistes de Visarte au GPS de Martigny du 17 décembre au 23 janvier.
Représentativité et égalité… C’est le projet de base du festival Frauenstimmen, qui met en lumière les voix féminines du canton et d’au-delà. Car les chiffres sont éloquents, le monde de la musique en Suisse, comme ailleurs, est encore loin de la parité hommes/femmes. L’association suisse Helvetiarockt estime à 15 % la proportion d’artistes féminines et issues de la communauté LGBT + sur la scène pop, rock et jazz. Dans la production musicale, le chiffre tombe à 2 %. Et dans les conservatoires suisses, la proportion de professeures se monte à 12 %.
Exemplarité et transmission
En Valais, l’auteure, compositrice et interprète Cyrielle Formaz figure parmi les coaches qui interviennent régulièrement dans des workshops organisés par Helvetiarockt. «Ces ateliers offrent un espace sécure et sans jugement, dans lequel les artistes féminines se sentent peut-être plus libres pour échanger, proposer des idées», explique-t-elle. Pratiquer l’exemplarité et la transmission de savoir pour, au final, dépasser le problème. Et arriver au stade où il n’y aura plus besoin de mettre sur pied de telles structures.
Du vécu et des constats
La rappeuse KT Gorique également s’implique pour la cause. «Mais l’atelier n’avait pas pu avoir lieu faute de participantes», explique-t-elle. Pour l’artiste, qui n’en finit pas de gagner en aura internationale, l’engagement fait partie intégrante de sa personnalité et de sa créativité. «Au même titre que le show, le divertissement. C’est important aussi», nuance-t-elle. «En fait, plus que de l’engagement, c’est du partage. J’exprime mon vécu et mes constats. Tout ça reste subjectif et je ne veux absolument pas asséner de morale. Plus que des causes précises, je parle de ce qui me touche, le métissage, le rapport à l’Afrique, les relations sociales, le rapport à l’argent qui régit notre société…»
Rappeuse dans un milieu encore très largement masculin, KT Gorique s’impose à la force du micro et de ses mots. Et fait avancer la cause des femmes de façon pragmatique, dans le sillage grandissant de ses concerts. Les prochains l’emmèneront au MaMA Festival de Paris(14 octobre), ailleurs en France, en Allemagne et jusqu’en Martinique.
«Je ne veux absolument pas asséner de morale.Plus que des causes précises, je parle de ce qui me touche.» KT Gorique, rappeuse »
«Plutôt que de prendre la parole, j’ai eu envie de rendre visibles mon regard et mon engagement par le dessin.» Murzo, artiste
«Les ateliers d’Helvetiarockt offrent un espace sécure et sans jugement, dans lequel les artistes féminines se sentent peut-être plus libres pour échanger, proposer des idées.» Cyrielle Formaz, auteure, compositrice interprète
«Nous devons aller vers une plus grande représentativité, c’est impératif.»Julien Jacquerioz, Directeur du TLH Sierre