L’«adaptivewear» habille les différences

(Le Temps)


Fondée en 2019. la marque autrichienne MOB Industries conçoit des vêtements optimisés pour les personnes en chaise roulante et pensés pour tous et toutes.(DR)

 

De plus en plus présente, la mode adaptée aux personnes en situation de handicap constitue un puissant vecteur d’intégration sociale et peut générer un impact universel.

Séverine Saas

Alain Zanchetta, 32 ans, est designer industriel. Parce qu’il est atteint d’une paralysie cérébrale depuis sa naissance, il s’est rapidement intéressé aux besoins des personnes en chaise roulante. En 2016, alors étudiant à la Haute Ecole d’art et de design de Lucerne, il met au point un sac en toile fixé sur un plateau en cuir rigide, stable, facile à poser sur les genoux. Fabriqué au Tessin à partir de matériaux durables, l’accessoire permet de faire ses courses en toute autonomie et peut être porté à l’épaule, en bandoulière ou attaché au fauteuil roulant.

Baptisé Transporta, il présente un autre avantage: il est sobre, élégant et cool. Au point qu’aujourd’hui, Atozed, la marque d’Alain Zanchetta, compte plusieurs clients valides, séduits par son design universel. «Nous voulons tous et toutes porter des choses pratiques et jolies, quelles que soient les limites de notre corps», souligne le créateur.

Ce message, la mode a mis du temps à l’intégrer. Malgré ses promesses de démocratisation du beau et du chic, l’industrie du prêt-à-porter n’a cessé de standardiser les tailles et les formes des vêtements à des fins de rendement. Exclues de fait de la création contemporaine, les personnes en situation de handicap ont été cantonnées, au mieux, à des pièces purement fonctionnelles, survêtements ternes et grosses chaussures à scratch en tête de gondole. Aujourd’hui, la roue du style tourne.

En 2017, Tommy Hilfiger est devenu le premier designer mondialement connu à décliner ses créations pour tous types de handicaps, sans rien sacrifier de l’allure sportswear et des logos de sa marque. Une année plus tard, Asos, géant du prêt-à-porter en ligne, commercialisait un survêtement waterproof couleur arc-en-ciel, optimisé pour les femmes en fauteuil roulant mais pensé pour toutes.

Sur le florissant marché de la sneaker (chaussure de sport destinée à un usage citadin), Nike a lancé début 2021 la première chaussure à enfiler sans les mains et sans se baisser, un modèle aux lignes particulièrement futuristes. Dans l’océan de la mode globalisée, ces initiatives mariant inclusion et esthétique sont des gouttes d’eau. Mais la vague est amorcée.

Depuis 2013 et l’effondrement de l’usine Rana Plaza, au Bangladesh, qui a tué plus d’un millier d’ouvriers et d’ouvrières travaillant pour des enseignes occidentales, la mode a dû se réinventer. En cherchant à devenir plus responsable, elle a compris qu’il fallait aussi servir les communautés non représentées par ses standards de beauté.

«D’ailleurs, partout dans le monde, des activistes portent la voix de ces groupes minorisés à travers les réseaux sociaux, les médias se faisant aussi l’écho de leurs messages», analyse Teresa Maranzano, active depuis dix ans au sein de l’association suisse ASA-Handicap mental. En 2019, en étroite collaboration avec des personnes ayant divers types de handicaps, elle a lancé «Tu es canon», un programme visant à promouvoir la mode inclusive par le biais de colloques, d’un blog (tu-es-canon.ch), ou la publication d’un manifeste au niveau national (tu-es-canon.ch/manifeste).

Sentiment d’appartenance

Par-delà les considérations morales, le potentiel commercial de la mode adaptée aux différents types de handicaps (adaptivewear en langage globish) est colossal. Selon Inclusion Handicap, la faîtière des organisations suisses de personnes handicapées, quelque 1,7 million de personnes vivant dans notre pays sont en situation de handicap, soit plus d’une personne sur cinq. Et, à en croire la société américaine Coherent Market Insight, le marché global de l’adaptivewear devrait dépasser les 392 milliards de dollars en 2026 (contre 278,87 milliards en 2017).

Reste cette épineuse question: que peut le style face au handicap? Peut-on décemment penser qu’une belle veste ou qu’une jolie robe participe au bien-être d’un individu souffrant de limitations physiques ou cognitives? Ou s’agit-il d’une projection validiste et mercantile? «Comme dans le reste de la population, certaines personnes se soucient de leur allure, d’autres pas. Je pense aussi que l’envie de mode apparaît une fois que l’on a accepté son handicap. Dans ces cas-là, s’habiller seule et selon ses propres goûts contribue à développer l’autonomie et le sentiment d’appartenance à la société», avance Alain Zanchetta.

Maud Leibundgut parle, elle, d’une «révélation». L’année passée, cette psychologue a participé à un workshop sur la mode inclusive organisé par la Haute Ecole d’art de design à Genève (HEAD), sur le mandat d’ASA-Handicap mental. Grâce à de nombreux échanges, une quinzaine d’élèves ont imaginé une tenue et des accessoires adaptés à la mobilité réduite de son bras gauche. Et à ses envies. Un t-shirt sans endroit ni envers, un kimono à boutons aimantés, un bracelet à ouverture ergonomique. Du jamais vu pour la modèle de 41 ans, habituée à choisir ses vêtements «par défaut» dans les boutiques de mode. «Un champ des possibles s’est ouvert à moi. Ces beaux habits me donnent une allure et permettent de m’affirmer en tant que femme.»

On l’aura compris: une mode pleinement «adaptive», fonctionnelle et stylée, suppose que les designers soient exposés à tous types de corps. Les corps immoblisés, les corps spastiques, les corps aveugles, les corps sourds. Pour que les différences forgent les standards de la création, et non l’inverse.

Avantages pour tous

C’est tout le propos de MOB Industries. Fondée en 2019 à Vienne, cette griffe de mode aux accents streetwear propose un large éventail de vêtements optimisés pour les utilisateurs et utilisatrices de fauteuil roulant. «Nos pièces sont développées dès la première seconde avec des personnes en situation de handicap physique ou cognitif. Leurs demandes – des boutons magnétiques, des tailles élastiques, l’absence de poches arrière sur les pantalons -, constituent nos normes, qui sont ensuite adaptées pour tout le monde», détaille la cofondatrice Josefine Thom, soulignant que ces caractéristiques offrent aussi de précieux avantages pour les personnes valides. Louana Aladjem en est persuadée: l’expérience des personnes handicapées peut changer notre propre rapport au vêtement. Pour sa collection de Bachelor (2020), cette étudiante en mode à la HEAD s’est entretenue avec plusieurs personnes aveugles pour mettre au point des tenues adaptées à leur quotidien. Veste à motifs surpiqués, pantalon en velours floqué, robe imprimée de phrases en braille ou étiquettes à QR code au niveau des manches pour une description audio de l’habit: autant de détails qui génèrent une hyperconscience des matières et des formes, que l’on
soit voyant ou non.

«En redécouvrant et en développant notre sensibilité tactile, nous prêtons davantage attention à la composition des vêtements. A terme, cela pourrait nous encourager à consommer de façon plus responsable», explique la créatrice. En mode comme ailleurs, l’adaptation n’est pas une voie à sens unique.